
Les Mondes d'Ewilan
L'Oeil d'Otolep
« Deux jours après leur départ, ils rencontrèrent les premières plaques de neige.
La piste restait toutefois visible et ils conservèrent une allure soutenue jusqu’à ce qu’ils se retrouvent au cœur des montagnes et que les détails du relief disparaissent sous une épaisse couche de neiges éternelles.
[…]
Grâce aux soins continus d’Artis Valpierre et à sa formidable volonté, Ewilan réussissait à faire bonne figure. Elle pressentait pourtant que les mutations physiques qui s’opéraient en elle atteignaient leur phase ultime. Elle avait renoncé à chevaucher Aquarelle pour économiser ses forces Et restait le plus souvent blottie dans le chariot que conduisait le rêveur. Salim ne s’éloignait pas d’elle, précédant le moindre de ses désirs, attendant qu’elle bascule dans de courts moments de torpeur fiévreuse pour s’abandonner à son chagrin et libérer ses larmes.
Ils dormaient ensemble dans une des tentes emportées en prévision de la traversée des montagnes. Ellana avait cédé sa place à Salim sans qu’Edwin, à qui rien n’échappait, n’émette la moindre réserve. Cette sollicitude avait achevé de convaincre Salim que la situation était désespérée.
Une nuit, alors qu’il laissait vagabonder ses pensées, convaincu qu’elle avait enfin trouvé le sommeil, la voix d’Ewilan s’éleva, douce et hésitante.
- Salim…
- Oui, ma vieille ?
- Tu ne seras pas trop triste, d’accord ?
Une boule d’angoisse se noua dans la gorge du garçon.
- Pas trop triste ?
- Oui. Quand…
Salim la fit taire en la bâillonnant de sa main.
- Quand nous aurons quitté ces montagnes ? reprit-il à sa place. Je serai même soulagé. Tu sais, moi, la neige...
Elle bascula dans ses bras et, pendant un long moment, ils restèrent ainsi. Enlacés. Silencieux. Immobiles.
***
Au matin du quatrième jour, ils passèrent un dernier col. Devant eux, la piste descendait en lacets jusqu’à une plaine vallonnée tandis qu’à l’extrême limite de leur champ de vision s’étendait une ligne bleu qu’ils identifièrent sans mal.
- La mer des Brumes ! confirma Edwin.
Il fallut encore une journée de voyage pour que la neige disparaisse autour d’eux et qu’ils retrouvent une température clémente. Lors de leur première nuit hors des frontières de Gwendalavir, ils renoncèrent aux tentes et le lendemain soir, alors que le soleil glissait vers les sommets qu’ils avaient franchis, ils parvinrent sur les berges d’une large rivière qui étalait ses méandres entre des bosquets épars et de vastes étendues herbeuses.
- Il y a peu de fond et quasiment pas de courant, indiqua Edwin. Nous traverserons demain.
Aquarelle, qui suivait docilement le chariot depuis le combat contre les légionnaires, s’agita soudain. Elle renâcla, secoua la tête jusqu’à ce que son licou se détache et tombe à terre. Elle évita sans peine Ellana qui voulait l’attraper et trotta jusqu’à Ewilan.
La jeune fille se tenait devant la rivière. La force qui la maintenait debout, la certitude qui l’entrainait vers l’avant, était en train de disparaître, remplacée par une nouvelle conviction. Elle allait mourir, là , au bord de ce cours d’eau inconnu.
Elle ne verrait pas le matin.
Le monstre qui tissait sa toile dans son corps était plus fort qu’elle.
Aquarelle nicha sa tête dans le cou de sa maîtresse, souffla dans son oreille. Un souffle chaud. Un murmure. Un espoir.
Ewilan planta son regard violet dans les yeux noisette de sa jeune jument.
- Tu crois ? chuchota-t-elle.
Pour toute réponse, Aquarelle plia les genoux. Ewilan n’eut qu’à prendre appui sur son encolure pour se jucher sur son dos. La jument se releva.
- Que fais-tu ? s’inquiéta Salim.
Ewilan n’eut pas le temps de répondre. D’une formidable détente, Aquarelle s’était élancée. Droit vers le nord.
- Ewilan !
Dans un élan identique, Salim et Ellana bondirent sur leurs chevaux.
- Où allez-vous ? les interpella maître Duom. Vous ne…
Puis il découvrit Ewilan et Aquarelle, déjà loin. Il se tut, stupéfait.
- Qu’y a-t-il là -bas ? cria la marchombre en talonnant sa monture.
La réponse de l’analyste lui parvint alors que Murmure se ruait en avant.
- L’Œil d’Otolep ! »
