
L'Autre
Le Souffle de la Hyène
« -Je peux te déposer, si tu es pressé.
Shaé tourna la tête. Le vieil homme qui l’avait abordé la veille venait de s’arrêter à sa hauteur. Il conduisait un vieux break dont il avait baissé la vitre côté passager pour lui adresser la parole. Shaé hésita une courte seconde. Ne pas monter en voiture avec un inconnu, c’était le b.a.-ba de la fille qui voulait éviter les ennuis, mais elle était vraiment en retard, et le sourire de cet homme dégageait des ondes rassurantes qui ne trompaient pas. Ce n’était pas un pervers.
Elle hocha la tête, ouvrit la portière et se glissa dans le break.
- Je vais au…
- Je sais où tu vas jeune fille, l’interrompit-il.
- Vous…
- Je connais bien des routes, et la tienne m’est familière. Ne crains rien.
- Shaé, interloquée, se tut et l’observa. Il ne portait plus de djellaba, mais un jean et un pull de laine bleu qui faisait ressortir l’azur de ses yeux. Son visage serein était sillonné d’une multitude de rides et ses cheveux très courts étaient presque entièrement blancs, pourtant elle était incapable de lui donner un âge. Vieux, d’accord, mais était-ce soixante ans ou quatre-vingts ? Et cette manie de prononcer des sentences incompréhensibles comme autant d’allusions éclairées… N’était-ce pas le signe d’un début de sénilité ?
- Parfois j’aimerai être sénile, poursuivit le vieil homme. Cesser de guider les gens. M’asseoir et oublier. Ce n’est pas ma voie…
Un éclair de lucidité traversa l’esprit de Shaé : ce type lisait dans ses pensées. Comment expliquer autrement que, pour la deuxième fois, il avait répondu à une question qu’elle n’avait pas posée à haute voix ?
Elle se reprit aussitôt. La télépathie n’existait pas ; il s’agissait d’une simple coïncidence.
Le break, conduit d’une main sûre, s’était inséré sans difficultés dans le trafic et roulait à bonne allure sur le boulevard Padovani en direction des quartiers Est. Pendant un moment le silence régna dans la voiture. Shaé sentit une vague de bien-être l’envahir. Elle était détendue. Paisible.
Elle qui ne se liait qu’à grand peine et toujours de manière éphémère eut tout à coup envie de parler, de savoir.
- Comment vous appelez-vous ? Je ne vous ai jamais vu dans mon quartier.
- Mon nom est Rafi Hâdy Mamnoun Abdul-Salâm, mais la plupart des personnes qui me connaissent préfèrent m’appeler Rafi. Je n’ai jamais compris pourquoi.
La remarque, prononcée sur un ton candide, tira un rire bref à Shaé.
- Et que faites-vous dans le coin, monsieur Rafi ?
- Rafi suffira ou alors ce n’est pas la peine de raccourcir le reste.
- D’accord. Moi, je m’appelle…
- Shaé.
La sérénité de Shaé vola en éclats.
- Comment le savez-vous ?
Rafi, impassible, se contenta de sourire. Shaé jeta un coup d’œil par la fenêtre et une pointe d’inquiétude vrilla son ventre. Ils avaient quittés le boulevard Padovani pour passer sous l’autoroute et pénétraient dans la zone industrielle de l’Anjoly.
- Ce n’est pas la bonne route ! s’exclama-t-elle.
Rafi ne lui accorda pas un regard.
L’inquiétude dans le ventre de Shaé commença à dérouler ses filaments autonomes, prenant le pas sur la raison et la norme. La Chose s’agita. Pas encore réveillée, mais plus tout à fait endormie.
Shaé posa la main sur la poignée. Sauter en marche était périlleux pourtant… Rafi ralentit, mit son clignotant et s’engagea sur le parking désert d’un entrepôt désaffecté.
- Que faites-vous, balbutia Shaé en tentant de conserver son sang-froid. Je…
Rafi s’arrêta et tourna vers elle ses yeux bleus. Contre toute attente, Shaé y discerna une flamme tranquille et non la lueur de folie qu’elle redoutait.
- Tu es arrivé, annonça-t-il d’une voix douce.
- Mais…
- Descends !
La voix était toujours douce, mais l’ordre sans appel.
Shaé sortit de la voiture. Une rafale de mistral glacial la fit chanceler. Rafi se pencha pour refermer la portière et, sans lui accorder un regard, enclencha une vitesse. Le break s’éloigna à faible allure et disparut. »
